Ariane Roy

Son album, medium plaisir, a rythmé mon été 2022. Ariane Roy, papesse québécoise du « sad dancing », m’a ouvert sa webcam pour parler, entre autres choses, de Top Chef, de Kate Bush et de l’objet qu’elle sauverait en premier si son appart prenait feu.  

C’est fou comme certains albums en viennent à représenter une période de votre vie. Quand je réécoute When the Pawn… de Fiona Apple, par exemple, je suis instantanément transporté l’année de mes 17 ans, dans un bouillonnement d’émotions contradictoires, mélange de spleen adolescent et de passion torturée. C’est un album qui me touche au cœur, qui me ramène à une époque foisonnante de promesses, de possibilités et de questionnements.

medium plaisir, premier album d’Ariane Roy, petit bijou de pop douce-amère, s’est lui aussi taillé une place de choix dans mon panthéon personnel. Ma femme et moi l’avons écouté en boucle pendant qu’elle attendait notre deuxième enfant, auquel il restera inextricablement lié.

Je demande à Ariane Roy ce que ça lui fait de voir ses chansons faire maintenant partie intégrante de la vie des gens. « J’ai mis du temps à les écrire, à les travailler, elles représentent un moment bien précis de ma vie. Mais une fois que l’album est sorti, j’ai réalisé que les chansons ne m’appartenaient plus, que les gens se les appropriaient, y voyaient parfois un sens différent de celui que j’avais voulu leur donner. Et c’est très bien comme ça », confie-t-elle.

Ces chansons qui peuplent medium plaisir, Ariane les emmène depuis plus d’un an en tournée partout au Québec, en Suisse, en France. Au fil des scènes, elles ont évolué, se sont transformées. « J’ai besoin que ça aille vite, que ça bouge, que ça change », m’explique Ariane, pour qui cette réinvention permanente coule de source (même si elle déroute parfois ses musiciens). Si vous allez la voir en spectacle, ne vous étonnez pas si les morceaux sont moins polissés, plus bruts, plus rock.

 

Dualité

Les textes d’Ariane Roy sont des tranches de vie, réelles ou fantasmées ; des histoires – écrites au « je » et au « tu » – qui se nourrissent des expériences et projections de son autrice. Cette proximité très forte, « c’est le reflet d’une période qui a été assez difficile, pleine d’introspection », révèle Ariane. « Et puis, raconter ce que je connais, parler de moi, d’une certaine façon, c’est sécurisant ».  

Il n’est pas rare qu’Ariane juxtapose à un thème tragique un beat éminemment dansant. Ariane appelle cela le « sad dancing ». La danse serait donc un moyen d’exorciser ses peines ? Absolument. La chanteuse l’exprime d’ailleurs clairement dans la pépite qu’est Kundah, une injonction ultra joyeuse à oublier ses problèmes en dansant. « Allez, sors de ta tête, danse et oublie, rejoins cette prière qui nous unit », martèle-t-elle pendant le refrain.

Mais l’exemple le plus marquant de « sad dancing » sur l’album est sans doute « Tu voulais parler », qui parvient à aborder la question du suicide tout en donnant envie de mettre ses dancing shoes.


La dualité se retrouve un peu partout sur l’album. « Ce n’était pas préparé. Cette dualité a émergé au fil du travail sur l’album. Mais cette difficulté à trancher, à faire des choix, ça me ressemble. C’est moi ». On a l’impression qu’Ariane ne craint pas d’explorer les ténèbres, mais qu’elle le fait avec un sourire narquois, avec un côté joueur, presque enfantin. Rien que le titre du disque, medium plaisir, annonce la couleur : on vous promet du plaisir certes, mais pas trop. Si elle parle de choses sérieuses, Ariane ne se départit pas de son humour, d’un détachement salvateur.


Ce côté malicieux se retrouve jusque sur la couverture de l’album. On y voit une Ariane très sérieuse vêtue d’une doudoune jaune sans manches, sur un fond blanc. La chanteuse n’est pas au centre de l’image : elle est intentionnellement coupée en deux. Elle a les mains posées sur une table, elle aussi blanche. Dans la main gauche, elle tient une épée stylisée. À portée de sa main droite, il y a une poire, référence voilée à l’expression « couper la poire en deux ». Tout cela est fun, décalé, intrigant.

 

Reconnaissance

À 26 ans, Ariane a déjà raflé des prix dans tous les sens au Québec : révélation de l’année au Gala de l’ADISQ (l’équivalent des Victoires de la Musique), révélation de l’année Radio-Canada (l’équivalent de Radio France), prix Mouffe célébrant « l’excellence en écriture originale de chansons en langue française au pays » …

Sous cette avalanche de récompenses, celle dont l’album s’ouvre sur une chanson intitulée Quand je serai grande se considère-t-elle maintenant officiellement… grande ? Pas vraiment. Cette appréciation, cette validation de son travail par ses pairs, certes plaisante, a longtemps suscité chez Ariane une forme de crainte. Elle se voulait toujours en mouvement, tournée vers l’avenir. Elle ne voulait pas être ancrée, contrainte, écrasée par le poids des attentes des autres. « J’ai du mal à m’arrêter, à regarder en arrière, et c’est un peu ce que forcent à faire ces cérémonies. Je voulais garder ma liberté. Mais aujourd’hui, j’accepte ces récompenses avec gratitude », confie-t-elle.

Ce n’est pas pour autant que le succès lui monte à la tête. Bien au contraire. Ariane m’indique d’ailleurs que sa toute première date en France, l’année dernière, au Pop-Up du Label, fut un de ses « plus beaux souvenirs de tournées. C’était comme repartir à zéro, comme si tout était à refaire devant un public qui ne me connaît pas. Enfin, il y avait quand même pas mal de Québécois dans la salle », précise-t-elle dans un sourire. 

Au moment où l’on se parle, Ariane est en train de travailler sur son deuxième album. Après le succès du premier, elle sait qu’on l’attend au tournant. Mais si la pression est plus grande, elle ne vient pas brider sa créativité. Ariane entend bien, une nouvelle fois, proposer un disque qui soit à son image, sans chercher à plaire à quiconque. 

Si medium plaisir a été composé à la guitare, c’est au piano qu’Ariane s’installe pour travailler les mélodies de son deuxième album, façon de rebattre les cartes, de ne pas s’enferrer dans des schémas préconçus, de surprendre. Ceci dit, ce n’est pas un changement radical pour Ariane, dont la musique fait d’ores et déjà la part belle aux claviers. « La guitare est mon instrument, mais je suis beaucoup plus attirée par la sonorité des synths », explique-t-elle.  

Ce n’est pas pour autant qu’elle va remiser sa splendide Fender Telecaster noire dans un placard. « C’est cette Telecaster que je sauverais si le feu prenait chez moi.  Elle a pris des coups, elle est tombée trois fois, mais j’aime comment elle sonne, comment elle est sous mes doigts. C’est bien simple, depuis que je l’ai, j’ai acheté deux autres guitares, mais je ne les joue jamais ».

 

Processus créatif

« J’écris peu sur la route. Pour pouvoir écrire, il faut que j’aie l’espace mental. J’ai besoin d’écouter énormément de musique pour y puiser mon inspiration. Un beat de drum, par exemple, peut me servir de point de départ », explique Ariane Roy.

Même si son modus operandi n’est pas gravé dans le marbre – parfois c’est la musique qui lui vient d’abord, parfois c’est le texte –, Ariane préfère quand c’est la musique qui mène la danse. Car les mots, en plus d’être vecteur de sens, sonnent d’une certaine façon. Lorsqu’on les prononce, ils restreignent le champ des possibles sonores. C’est pourquoi Ariane n’attend pas d’avoir écrit son texte pour poser sa voix sur son instrumentation. Le plus souvent, elle chante d’abord en yaourt.

Créer une chanson, pour Ariane, est un processus solitaire qui demande de la concentration, mais aussi de savoir prendre du recul sur sa production pour garder un regard frais et ne pas risquer de « se tanner de ce sur quoi on travaille ».

Le plus important dans une chanson pour Ariane ? La mélodie, qui est la pierre angulaire de l’édifice, mais aussi la « lisibilité ». « Je suis une grande fan de Top Chef France, et quand ils décrivent un plat réussi ils disent toujours qu’il est lisible. Une chanson aussi doit être lisible ». Est-ce que ça veut dire que tous les éléments d’une chanson doivent s’imbriquer parfaitement et faire un tout cohérent ? Oui, mais pas que. Il faut également « que la chanson t’emmène quelque part, qu’elle ait une vraie conclusion, que tu aies le sentiment d’être allé d’un point A à un point B ».

Ariane prête aussi, bien sûr, une grande attention aux textes. Car quand ils sont bien maniés, les mots ont un puissant pouvoir d’évocation. Mais il faut savoir rester subtil. « Je n’aime pas les chansons où je sens qu’on veut me faire ressentir une certaine émotion », souligne Ariane Roy.  

 

Écrire

Quand elle écrit, Ariane Roy cherche toujours à aller là où on ne l’attend pas. Elle tente consciemment de casser ses réflexes, de se départir de ses habitudes, de ses tics d’autrice.

Un des moyens qu’elle a trouvés pour ne pas « faire du Ariane », c’est d’aller sélectionner dans sa bibliothèque une pile de livres et de les ouvrir au hasard. « En faisant ça, je vais chercher du vocabulaire qui n’est pas le mien, j’essaie de sortir de mes mots », explique-t-elle.

J’interroge Ariane sur les lectures qui l’ont marquée. « Mon premier souvenir de lecture, c’est Le grenier de Monsieur Basile (de Sylvain Trudel, NDR), un livre doux, poétique, contemplatif. Enfant, je l’ai lu et relu. Avec ce livre, j’ai réalisé tout ce que la lecture pouvait faire ressentir ».

Pendant le confinement, en parallèle de son travail sur medium plaisir, Ariane a beaucoup lu. Elle cite plusieurs œuvres d’autrices québécoises dont Femme Forêt d’Anaïs Barbeau Lavallette et Faire les sucres de Fanny Britt, ainsi que La lenteur de Milan Kundera et un recueil de réflexions et pensées de Dany Laferrière, L’art presque perdu de ne rien faire.

« Je retourne souvent à ce livre, que je consulte un peu comme un oracle. Laferrière décrit très bien des sensations, des sentiments qu’on a vécus et sur lesquels on a du mal à mettre des mots. Des choses parfois très simples, comme la saveur des mangues ».

 

Inspiration

 

Je demande à Ariane de me citer les trois chansons qui sont pour elle des sources inépuisables d’inspiration. Elle sèche un instant – il y en a tant – mais là, maintenant, la première qui lui vient à l’esprit, c’est Babooshka de Kate Bush. « C’est une chanson parfaite, que j’adore. Elle est quasi minimaliste, avec juste ce qu’il faut et rien de plus. En parler me donne envie de la réécouter. Et je pense que c’est ce que je vais faire juste après notre interview ». On discute quelques minutes de Kate Bush, de tout ce qui la rend unique : sa voix hallucinante, son univers reconnaissable à la première note, ses chansons complexes qui n’en sont pas moins pop…

Et puis Ariane mentionne une autre reine de la pop, Olivia Newton John et son titre Physical. « C’est la chanson pop ultime, elle est catchy, entraînante, pleine de hooks, et l’écriture est fabuleuse. Je l’écoute au moins trois fois par semaine ».

Pour clore ce trio de tête, Ariane choisit Nous aurons de Richard Desjardins. Véritable légende au Québec, connu aussi bien pour ses chansons (engagées) que pour son engagement écologiste et son militantisme, Richard Desjardins est un orfèvre du mot, un écorché vif qui habite ses chansons avec un charisme qui rappelle Brel. Dans Nous aurons, hymne anticapitaliste aussi poétique que grinçant, il se fait oracle révolutionnaire de lendemains qui chantent. Un chœur d’enfant reprend son couplet, porte-étendard de ce futur potentiel, même si la musique en mode mineur laisse plutôt entendre que tout cela est mal parti. C’est beau, c’est triste, ça donne envie de chialer.

Si la verve poétique de Desjardins parle à Ariane – elle est attachée à ses chansons qui sont un peu l’expression de « son côté queb » et lui rappellent son père –, elle est également très friande de la pop acidulée et efficace de Dua Lipa, par exemple. Pour une chanteuse tellement attachée aux textes, ça me semble étonnant. Je confie à Ariane que j’ai quelques chansons de Dua Lipa dans ma playlist pour aller courir : même si ça fait parfaitement le job, je préfère faire abstraction des paroles qui ne volent pas bien haut. Elle me conseille d’écouter Fever, « un duo entre Angèle et Dua Lipa sur la fièvre du désir. C’est très direct et parfois c’est exactement ça qu’il nous faut ».

Et s’il fallait choisir un album ? « Le premier auquel je pense c’est Sound of the Morning, de Katy J. Pearson, injustement méconnu. Et puis, bien sûr, Norman Fucking Rockwell, de Lana Del Rey, un album que j’ai énormément écouté. Lana, c’est vraiment une badass queen, Son écriture, son univers me fascinent. Tout chez elle me transporte ».